Lucien réfuté: 'La liberté religieuse—Une distinction illusoire, une conclusion indue'
La défense de la liberté religieuse de Vatican II par l’abbé Lucien vient de paraître en anglais — mais l’abbé Belmont l’avait réfutée depuis longtemps.

La défense de la liberté religieuse de Vatican II par l’abbé Lucien vient de paraître en anglais — mais l’abbé Belmont l’avait réfutée depuis longtemps.
Note des éditeurs
(WM Review) – Il y a moins d’un mois paraissait en anglais la traduction des textes de Monsieur l’abbé Bernard Lucien sur la doctrine de la liberté religieuse enseignée par Vatican II. Ces essais ont suscité l’intérêt de ceux qui tentent de réconcilier l’enseignement du Concile avec la tradition de l’Église.
Mais cette tentative de « faire entrer le cercle dans le carré » repose sur une distinction artificielle, contraire à l’interprétation qu’a donnée le Vatican lui-même, tant dans la lettre que dans l’application de l’enseignement conciliaire sur la liberté religieuse.
Ce qui suit est la réfutation de la « solution » proposée par l’abbé Lucien, rédigée au moment de son revirement par son collaborateur de longue date, Monsieur l’abbé Hervé Belmont. Ce texte est paru à l’origine dans la revue Didasco, et a été reproduit en ligne en 2005.1
À propos de Monsieur l’abbé Lucien
Monsieur l’abbé Bernard Lucien entra au séminaire de Mgr Lefebvre en 1972. Bien qu’il ait quitté le séminaire en 1977 en raison de son adhésion à la thèse sédévacantiste de M. l’abbé (alors Père) Guérard des Lauriers – dite « thèse de Cassiciacum » –, Mgr Lefebvre l’ordonna néanmoins en 1978.
Avec Monsieur l’abbé Hervé Belmont, il devint l’un des principaux défenseurs de cette thèse, coéditant Les Cahiers de Cassiciacum et cosignant La Liberté religieuse, ouvrage démontrant la contradiction radicale entre le magistère traditionnel et Vatican II.
Cependant, au début des années 1990, l’abbé Lucien abandonna cette position, affirmant qu’il n’existait qu’une contradiction apparente entre l’ancienne doctrine et la nouvelle doctrine sur la liberté religieuse. En 1992, il rétracta plusieurs de ses thèses antérieures et se rallia à la hiérarchie postconciliaire – au sein de laquelle il enseigne aujourd’hui.
Ce revirement fut d’autant plus surprenant que l’abbé Lucien avait lui-même dénoncé avec vigueur des compromissions semblables – certaines de ces dénonciations sont reproduites dans la réfutation de l’abbé Belmont que nous publions ci-dessous.
Mais avant d’y venir, notons que la nouvelle traduction anglaise des textes de l’abbé Lucien est précédée de commentaires pour le moins regrettables, tant dans la note du traducteur signée John Pepino que dans la préface d’Alan Fimister.
Nous répondrons à ces affirmations dans un article séparé.
Avertissement
Nous avons publié plusieurs textes de M. l’abbé Hervé Belmont par le passé, et nous estimons hautement la valeur de ses écrits.
Par souci de clarté, nous devons toutefois préciser que certaines parties de cette réfutation s’appuient sur une défense de la « thèse de Cassiciacum » de Mgr Guérard des Lauriers, thèse à laquelle nous n’adhérons pas.
Nous partageons cependant une grande partie de l’argumentation généralement avancée par ses partisans – en particulier l’« argument inductif », selon lequel Vatican II et ses suites impliquent que ceux qui ont promulgué de telles doctrines ne peuvent être de véritables papes. Nous avons développé cet argument selon des lignes qui ne conduisent pas à la distinction materialiter/formaliter, ailleurs.
SDWr.
La liberté religieuse: Une distinction illusoire, une conclusion indue
Abbé Hervé Belmont
Comments made in 2005
Plusieurs messages ont évoqué Monsieur l’Abbé Bernard Lucien, et le fait qu’il ait changé d’avis à propos de la liberté religieuse et de la situation de l’Église.
L’Abbé Lucien a été pour moi un ami (il l’est toujours in corde meo) et un maître tant pour l’intelligence (que le Bon Dieu lui a donnée belle et profonde) que pour le combat. Son changement fut pour moi un douloureux épisode – Dieu sait combien – tout comme le furent le sacre épiscopal du P. Guérard des Lauriers (que Dieu ait son âme), et le revirement du Père de Blignières et de sa communauté.
Cette évocation m’a donné l’idée de reproduire ci-dessous l’article que j’avais produit dans la vaillante revue Didasco pour tenter d’expliquer pourquoi je ne pouvais suivre M. L’abbé Lucien.2
Introduction
Après la rédaction de plusieurs ouvrages de claire et vigoureuse doctrine consacrés à la défense et à l’application de la foi catholique dans nos temps de crise et d’apostasie , Monsieur l’Abbé Bernard Lucien vient d’opérer un radical changement d’orientation.
Il rend public, en effet, qu’il est maintenant convaincu qu’il n’y pas contradiction entre la doctrine catholique condamnant la liberté religieuse – condamnant l’affirmation selon laquelle tout homme a droit à la liberté civile en matière religieuse – et l’enseignement de Vatican II affirmant l’existence d’un tel droit. Il déclare, en conséquence, ne plus adhérer à la « thèse de Cassiciacum », thèse selon laquelle l’Église catholique est actuellement privée de l’autorité du Souverain Pontife et de tout ce qui en découle, étant sauve la permanence matérielle de la hiérarchie. Il reconnaît donc l’autorité pontificale de Jean-Paul II et l’autorité doctrinale de Vatican II.
Ce deuxième point est simplement évoqué sans précision, tandis que le premier est un peu développé. L’Abbé Lucien y fait appel à la distinction entre agir selon sa conscience et agir comme on veut : selon lui, tandis que Grégoire XVI et Pie IX condamnent ceux qui affirment l’existence d’un droit à la liberté d’agir (en matière religieuse) comme on veut, Vatican II ne fait qu’enseigner le droit à la liberté d’agir selon sa conscience ; il n’y aurait donc pas contradiction.
Si l’on veut examiner cette nouvelle position, il y a donc deux questions à poser :
est-il vrai que la distinction proposée par l’Abbé Lucien permet de résoudre la contradiction ?
s’ensuit-il que la « thèse de Cassiciacum » ne peut plus être considérée comme vraie, comme l’explication adéquate de la situation de l’Église catholique depuis Vatican II ?
Si la réponse à l’une au moins de ces deux questions est négative, il faut refuser de suivre l’Abbé Lucien dans la nouvelle voie où il s’engage.
1. La crise de l’Église ne se réduit pas à la seule question de la liberté religieuse
La seconde question n’est pas nouvelle. Lorsque le P. de Blignières et le prieuré Saint Thomas d’Aquin avaient opéré, en 1987-1988, la même volte-face que l’Abbé Lucien aujourd’hui, ce dernier avait rédigé une première réfutation pour laquelle il m’avait demandé une introduction. Celle-ci rappelait que la crise de l’Église ne saurait être réduite à la seule question de la liberté religieuse, et que la « thèse de Cassiciacum » qui essaie d’analyser cette crise à la lumière de la foi ne se fonde ni uniquement ni même principalement sur la contradiction de la liberté religieuse. L’Abbé Lucien, en épilogue de son travail, reprenait à son compte cette façon de voir. Il est d’autant plus surprenant de le voir aujourd’hui opiner dans le sens inverse que, du point de vue de la foi, rien n’a fondamentalement changé depuis quatre ans. Nous donnons cette introduction, et l’épilogue de l’Abbé Lucien :
« Introduction »
Dans une lettre intitulée « Nouvelles de la société Saint-Thomas-d’Aquin » (hiver 1988), le P. Louis-Marie de Blignières fait connaître le changement d’orientation que le prieuré Saint-Thomas-d’Aquin vient d’opérer.
Voici comment on peut résumer cette annonce :
Nos recherches nous ont convaincu qu’il n’y a pas contradiction entre l’enseignement de Vatican Il sur la liberté religieuse d’une part, et les condamnations portées par les papes du siècle dernier contre la liberté de conscience et des cultes d’autre part.
En conséquence, nous n’adhérons plus à la « Thèse de Cassiciacum » – qui affirme que l’Église est actuellement privée de l’Autorité du Souverain Pontife et de ce qui en découle, étant sauve la permanence matérielle de la hiérarchie – et nous reconnaissons donc l’autorité pontificale de Jean-Paul II et l’autorité doctrinale du Concile Vatican II. »
L’Abbé Bernard Lucien analysera tout à l’heure l’argumentation qui tente de montrer l’absence de contradiction ; cette argumentation – qui, en fait, n’apporte aucun élément vraiment nouveau – n’est qu’esquissée dans la lettre dont il est ici question : elle trouve son développement dans une brochure du frère Dominique-Marie de Saint-Laumer incluse dans le même envoi.
Le propos de cette introduction est de rappeler que la question de la crise de l’Église et de la situation de l’autorité ne saurait être réduite au seul point de la liberté religieuse, qui n’est qu’un élément – très important, certes – d’un ensemble beaucoup plus vaste.
On demeure étonné que la nouvelle conviction des religieux de Chémeré sur la liberté religieuse remette en cause leur analyse de la situation de l’autorité dans l’Église ; tant de fragilité intellectuelle pourrait faire soupçonner qu’ils n’avaient jamais vraiment adhéré à la « thèse de Cassiciacum », ou du moins qu’ils n’en avaient retenu qu’un schéma intellectuel qui s’est effondré quand leur conviction a changé. Mais la réalité, elle, hélas, ne change pas aussi vite que l’esprit d’un dominicain. Comme c’est sur cette réalité, qu’elle observe et analyse théologiquement, que se fonde ladite « thèse de Cassiciacum », il n’y a pas de raison objective de la remettre en question.
On demeure étonné que la nouvelle conviction des religieux de Chémeré sur la liberté religieuse remette en cause leur analyse de la situation de l’autorité dans l’Église ; tant de fragilité intellectuelle pourrait faire soupçonner qu’ils n’avaient jamais vraiment adhéré à la « thèse de Cassiciacum », ou du moins qu’ils n’en avaient retenu qu’un schéma intellectuel qui s’est effondré quand leur conviction a changé. Mais la réalité, elle, hélas, ne change pas aussi vite que l’esprit d’un dominicain. Comme c’est sur cette réalité, qu’elle observe et analyse théologiquement, que se fonde ladite « thèse de Cassiciacum », il n’y a pas de raison objective de la remettre en question.
La réalité, c’est que cette « apostasie immanente »3 selon l’expression de Maritain, a été voulue par ceux qui auraient dû l’empêcher et qui, au contraire, en ont posé puis – quand les effets ont été visibles – maintenu les causes. Certes, l’état présent du monde et les techniques d’asservissement aux idéologies régnantes et corruptrices de la foi ne facilitent pas la vie chrétienne. Mais, précisément, c’est vers ce monde-là que les chrétiens ont été poussés par la hiérarchie et selon l’esprit de Vatican II. Ils sont demeurés désarmés, abandonnés, privés de l’enseignement de la doctrine catholique défigurée par nombre de catéchismes et de prédications, face au déchaînement de l’hérésie qui a trouvé beaucoup de complicité ouverte et officielle au sein de l’Église.
La réalité, c’est une réforme liturgique infestée de l’esprit du protestantisme ; réforme qui n’est ni le fruit ni l’expression de la foi de l’Église ; réforme qui fait perdre au peuple chrétien le sens de l’infinie sainteté de Dieu en évacuant les témoignages extérieurs d’adoration et en détournant la liturgie vers le « culte de l’homme ».
La réalité, c’est que la doctrine de la liberté religieuse n’est pas un accident isolé dans une exposition irréprochable de la doctrine catholique, ni une maladresse sans conséquence apparue par hasard dans un ciel serein, et bien vite oubliée. La liberté religieuse est à l’origine du reniement des derniers États catholiques, elle est au cœur de l’alignement de l’Église sur le monde, elle est une doctrine qui est en parfaite résonance avec l’œcuménisme scandaleux et négateur de la sainte foi catholique, que pratique Jean-Paul II, et dont il est opportun de rappeler quelques exemples :
« C’est avec une grande joie que je vous adresse mon salut, à vous Musulmans nos frères dans la foi au Dieu unique » [Paris, 30 mai 1981]
Déclaration à Hassan II, « commandeur des croyants » : « Nous avons le même Dieu » [Casablanca, 19 août 1985]
« Aujourd’hui, je viens à vous vers l’héritage spirituel de Martin Luther, je viens comme un pèlerin » [17 novembre 1980]
Assistance active et prédication à un office luthérien [Rome, 11 décembre 1983]
Réception d’une délégation du B’nai B’rith (branche de l’anticatholique franc-maçonnerie, réservée aux seuls juifs) en parlant d’une « rencontre entre frères » [Rome, 17 avril 1984]
Représentation à la pose de la première pierre d’une mosquée [Rome, 11 décembre 1984]
Assistance à des rites animistes dans la « forêt sainte » [Lomé, Togo, 8 août 1985]
Réception du « signe du tilak » d’une prêtresse hindoue [Indes, 2 février 1986]
Visite à la synagogue de Rome, et participation active à l’office [14 avril 1986]
Organisation de la réunion d’Assise [27 octobre 1986]
The reality is that, in fact, those who wish to preserve the Catholic faith, to confess it in its entirety, and to produce its fruits, can do so only in opposition to the authority—or at the very least, apart from it.
La réalité, c’est que les auteurs ou fauteurs d’hérésie et d’immoralité vivent tranquillement dans les structures conciliaires, et que les froncements de sourcils dont quelques tapageurs ont été l’objet ne constituent en rien une défense et une promotion de la foi catholique.
La réalité, c’est que l’intelligence de la foi est détruite par l’invasion du personnalisme, qui est la philosophie sous-jacente, mise en œuvre par les textes de Vatican II. Le personnalisme, qui a depuis longtemps empoisonné la pensée catholique, est la philosophie des droits de l’homme, de l’ouverture au monde, de la liberté religieuse et de l’oecuménisme, la philosophie qui a entraîné le peuple chrétien à penser et à raisonner en dehors de la lumière de la foi catholique et qui, en retour, mine celle-ci.
Cette situation est incompatible avec l’existence de l’Autorité pontificale chez Paul VI et Jean-Paul II, en raison de la promesse de l’assistance que Jésus-Christ a faite aux Apôtres et à ses successeurs : voilà ce qu’énonce et démontre la thèse de Cassiciacum qui, on le voit, a une assise autrement large que le seul cas de la liberté religieuse.
Certes, celui-ci constitue un cas maximal où il est facile de montrer l’incompatibilité radicale entre le comportement de Paul VI et Jean-Paul II et la possession de l’autorité pontificale. Mais la thèse de Cassiciacum a été élaborée et mise au point par le R.P. Guérard des Lauriers sans que soit exploité le cas de la liberté religieuse, et ceux qui l’ont exposée, expliquée, défendue ou illustrée ne l’ont jamais ainsi réduite, même s’ils ont mis l’accent sur ce point particulier qui permet d’observer comme « in vitro » la situation du fidèle dans la crise de l’Église.
Telles sont les premières réflexions qui viennent à l’esprit à l’occasion de la lecture de cette lettre où le Père de Blignières expose les raisons d’une volte-face ; il était bon de rappeler la réalité ecclésiale, et ainsi de montrer que l’inférence entre, d’une part, l’absence de contradiction sur la liberté religieuse (quoi qu’il en soit de celle-ci, que l’Abbé Lucien va examiner) et, d’autre par, la présence actuelle de l’Autorité à la tête de l’Église, est illégitime.
Et voici l’épilogue de Monsieur l’Abbé Lucien
« Épilogue »
Nous ne pouvions pas, dans une étude destinée à éclairer les fidèles troublés et scandalisés par la volte-face de « Chémeré », analyser en détail toutes les erreurs et fausses perspectives contenues dans la brochure du frère Dominique-Marie de Saint-Laumer.
Nous croyons avoir suffisamment montré, sur les deux points essentiels, que son argumentation est sans portée. Le lecteur jugera.
Mais surtout, que le fidèle catholique n’oublie pas la réalité qui s’étale sous ses yeux.
La défection de ceux qui occupent le Siège pontifical, depuis Vatican II, est d’abord un fait sans cesse manifesté par la multiplication des actes ou des omissions contraires au bien surnaturel de l’Église, et par l’inertie complice et généralisée devant l’évidente destruction qui s’accomplit au sein de l’Église.
Nous devons tous demander la grâce de résister à l’Ennemi, « forts dans la foi », et de « persévérer jusqu’à la fin », sans omettre de prier le Seigneur pour le retour de ceux qui encore naguère ont mené le « bon combat de la foi » mais qui viennent de se relâcher, afin qu’ils « se repentent et reviennent à leurs premières œuvres ». Ut in omnibus honorificetur Deus.
2. La nouvelle distinction de l’Abbé Lucien
Il faut maintenant répondre à la première question en reproduisant la distinction qui constitue l’essentiel de l’argumentation de l’Abbé Lucien [A], en examinant l’enseignement réel de Vatican II [B], en rappelant le sens et la portée des condamnations de Grégoire XVI et Pie IX [C] et en apportant quelques confirmations de ce que nous affirmons [D].
[A] La distinction
Voici comment l’Abbé Lucien propose de résoudre la contradiction entre la déclaration Dignitatis Humanæ de Vatican II et les condamnations des papes Grégoire XVI et Pie IX :
Ce qui n’a pas été vu
Une différence essentielle entre le droit affirmé par Dignitatis Humanæ et celui condamné par Grégoire XVI et Pie IX a été négligée.
Dignitatis Humanæ affirme le droit à la liberté d’agir (en matière religieuse) selon sa conscience.
Les deux papes cités nient l’existence d’un droit à la liberté d’agir (en matière religieuse) comme on veut.
(On vérifiera aisément ces deux points en se reportant à la phrase centrale de Dignitatis Humanæ pour le premier, et aux deux premiers chapitres de mon livre sur la liberté religieuse pour le second. Voir aussi ci-dessous, parties 5 et 6.)
Or il est tout à fait possible, et même fréquent, qu’un homme agisse comme il veut, sans agir selon sa conscience. Souvent en effet le pécheur agit contre sa conscience (dans d’autres cas, le pécheur agit selon sa conscience coupablement erronée). Par ailleurs, en chaque homme, le jugement de conscience est exercé par la raison pratique, qui saisit d’abord les principes généraux de l’ordre moral.
Cette connaissance des principes généraux varie avec les personnes, surtout selon les conditions du milieu social et de l’éducation, ou aussi d’autres données plus individuelles tout cela étant observable de l’extérieur. Et ainsi, au moins pour une part et dans certains cas, il est possible de juger prudemment de l’extérieur (à supposer qu’on ait une raison légitime de le faire) si une personne agit ou non selon sa conscience.
Il s’ensuit que le droit d’agir comme on veut est formellement différent du droit d’agir selon sa conscience, et accorde concrètement beaucoup plus, en fait d’exemption de contrainte.
Il n’y a donc pas contradiction entre la condamnation du premier et l’affirmation du second. [Fin de citation.]
[B] L’enseignement de Vatican II
Reprenons le second paragraphe de Dignitatis Humanæ dans lequel est définie la liberté religieuse telle que l’entend Vatican II :
Le Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à la contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres, dans de justes limites.
L’Abbé Lucien souligne que seul le droit tel qu’il est défini dans ce passage est présent comme objet direct de l’enseignement conciliaire et comme fondé sur la Révélation, et qu’il est donc seul décisif.
C’est vrai, à la condition de préciser qu’un document d’une telle importance doit être lu comme un tout cohérent (ce qu’il est), et qu’en particulier les développements et les conséquences qui sont tirés de cette première affirmation vont nous permettre d’en préciser le sens, et de déterminer la signification de l’expression « selon sa conscience » qui fait ici question. Cela est d’autant plus nécessaire qu’au paragraphe 9 de la déclaration, après que ces conséquences aient été énoncées, il est réaffirmé que cette doctrine a ses racines dans la Révélation.
Or tout le document montre que Vatican II entend bien ne pas faire dépendre le droit à la liberté religieuse d’une disposition subjective, du fait qu’on suit sa conscience ou qu’on ne la suit pas, du fait que la conscience est erronée ou ne l’est pas, du fait que l’erreur de la conscience est moralement imputable ou non.
C’est ce qu’affirme la fin du même second paragraphe de la déclaration conciliaire :
Ce n’est donc pas dans une disposition subjective de la personne mais dans sa nature même qu’est fondé le droit à la liberté religieuse. C’est pourquoi le droit à cette immunité persiste en ceux-là mêmes qui ne satisfont pas à l’obligation de chercher la vérité et d’y adhérer…
Voici un commentaire autorisé de cette précision, puisqu’il émane du Cardinal Béa, alors président du Secrétariat pour l’union des chrétiens, qui était chargé de la rédaction de Dignitatis Humanæ (Revisia del clero italiano, mai 1966, La Documentation Catholique du 3 juillet 1966, col. 1186) :
En d’autres termes, également le droit de celui qui erre de mauvaise foi reste complètement sauf, à condition de respecter l’ordre public, condition qui vaut pour l’exercice de n’importe quel droit, comme on le verra plus loin. Et le document conciliaire en donne cette raison péremptoire ce droit “ne se fonde pas […] sur une disposition subjective de la personne mais sur sa nature” ; il ne peut donc pas se perdre à cause de certaines conditions subjectives qui ne changent ni ne peuvent changer la nature de l’homme.
Plus autorisée encore est l’interprétation qu’en donne Jean-Paul II dans un discours au cinquième colloque international d’études juridiques :
Ce droit est un droit humain et donc universel car il ne découle pas de l’action honnête des personnes ou de leur conscience droite, mais des personnes mêmes, c’est-à-dire de leur être intime qui, dans ses composantes constitutives, est essentiellement identique dans toutes les personnes. C’est un droit qui existe dans chaque personne et qui existe toujours, même dans l’hypothèse où il ne serait pas exercé ou violé par les sujets mêmes où il est inné. (10 mars 1989. La documentation catholique n°1974, page 511)
Il faut donc tenir que l’expression « selon sa conscience » qui figure dans l’affirmation du droit à la liberté religieuse a le sens qui lui est généralement donné dans le monde contemporain « selon sa décision intime et personnelle, dont on n’a pas à rendre compte aux hommes », quelle que soit la qualification morale de cette décision. C’est dans ce sens que s’exprime le premier paragraphe de la déclaration :
La dignité de la personne humaine est, en notre temps, l’objet d’une conscience toujours plus vive ; toujours plus nombreux sont ceux qui revendiquent pour l’homme la possibilité d’agir en vertu de ses propres options (proprio suo consilio) et en toute libre responsabilité ; non pas sous la pression d’une contrainte mais guidé par la conscience de son devoir.
Cette équivalence entre « selon sa conscience » et « selon sa propre volonté » se retrouve tout au long du document, qui est d’ailleurs incompréhensible si on ne l’admet pas. En effet, Dignitatis Humanæ déclare le droit à la liberté religieuse pour les groupes et communautés – qui, en tant que tels, n’ont pas de conscience – autant que pour les individus. Cela est précisé dans le titre et développé dans les paragraphes 4 et 5 du document conciliaire.
Mais c’est surtout le sixième paragraphe qui rend impossible de comprendre « selon sa conscience » dans un sens classique et restrictif. Ce paragraphe énonce en effet la liberté (civile) d’apostasier :
Il s’ensuit qu’il n’est pas permis au pouvoir public, par force, intimidation ou autres moyens, d’imposer aux citoyens la profession ou le rejet de quelque religion que ce soit, ou d’empêcher quelqu’un d’entrer dans une communauté religieuse ou de la quitter.
Or, selon la théologie catholique la plus certaine, il est impossible à un catholique de quitter « selon sa conscience » la sainte Église ; ainsi enseigne le Concile Vatican I :
La condition de ceux qui ont adhéré à la vérité catholique grâce au don céleste de la foi est totalement différente de celle de ceux qui, conduits par des opinions humaines, suivent une fausse religion ; ceux qui ont reçu la foi sous le Magistère de l’Église ne peuvent jamais avoir un juste motif de changer ou de révoquer en doute cette foi. (20 avril 1870. Denzinger n°1794)
Ce même paragraphe 6 de la déclaration s’oppose à la pratique séculaire de l’Église qui exige qu’une discrimination sociale soit faite pour un motif purement religieux, à savoir l’exemption du service des armes et des tribunaux civils pour les clercs :
« Le pouvoir civil doit veiller à ce que l’égalité juridique des citoyens, qui relève elle-même du bien commun de la société, ne soit jamais lésée, de manière ouverte ou larvée, pour des motifs religieux et qu’entre eux aucune discrimination ne soit faite. »
L’Abbé Lucien montre lui-même qu’il fait une lecture erronée de la définition conciliaire de la liberté religieuse lorsqu’il affirme :
Correctement comprise, l’affirmation de Dignitatis Humanæ ne met pas en cause de façon essentielle la pratique de l’Église dans la Chrétienté.
Cette pratique, qui consistait à s’opposer à la liberté religieuse des non-catholiques, est pourtant explicitement récusée par le paragraphe 6 de la déclaration conciliaire :
Si, en raison des circonstances particulières dans lesquelles se trouvent des peuples, une reconnaissance civile spéciale est accordée dans l’ordre juridique d’une cité à une communauté religieuse donnée, il est nécessaire qu’en même temps le droit à la liberté en matière religieuse soit reconnu et respecté pour tous les citoyens et toutes les communautés religieuses.
Nous pouvons donc en conclure que l’affirmation de Vatican II n’est pas « correctement comprise » par l’Abbé Lucien. L’expression « selon sa conscience » n’est pas une restriction de liberté religieuse – qui est « pour tous les citoyens et toutes les communautés religieuses » (§ 6. 2). L’ensemble du déroulement de la doctrine sur la liberté religieuse fait abstraction de la clause « selon sa conscience » et contredit même le sens traditionnel de cette expression. Après quoi, Vatican II déclare (§ 9) :
Cette doctrine de la liberté a ses racines dans la Révélation divine, ce qui, pour les chrétiens, est un titre de plus à lui être saintement fidèles.
[C] Les condamnations de Grégoire XVI et Pie IX
L’Abbé Lucien affirme que les papes du xixe siècle ont condamné le droit à la liberté d’agir comme on veut. L’expression ne se trouve pas chez eux, aussi l’Abbé Lucien recourt-il à l’enquête lexicographique de son ouvrage sur la liberté religieuse (pages 27 à 32) pour affirmer que la locution « liberté de conscience » a bien ce sens à leur époque ; il y voit du moins une « forte présomption ».
Si pourtant on la reprend point par point, on peut s’apercevoir que sur 14 références, 5 précisent « selon ce qu’on croit vrai » ou quelque chose d’équivalent, 2 précisent « comme on veut » et 7 ne précisent rien. Cela montre que l’expression passe facilement de l’une à l’autre (comme Vatican II pour la liberté religieuse) et fait en réalité abstraction du fait qu’on suive ou non sa conscience.
Cela nous semble d’ailleurs tout à fait normal, puisque l’ordre législatif et juridique de la société ne peut être fondé sur un état de la conscience, ni conditionné par lui ; le droit public ne se réfère qu’au bien commun et objectif.
Il y a donc bien identité entre la liberté de conscience des condamnations de l’Église, et la liberté religieuse de Vatican II. Nulle part, en effet, Grégoire XVI ou Pie IX excluent, des condamnations qu’ils portent, le droit de celui qui suit sa conscience ou quelque chose de similaire ; leurs condamnations ont une portée générale, tout comme l’affirmation de Dignitatis Humanæ. Il s’agit dans les deux cas de la liberté religieuse, purement et simplement.
[D] Confirmations
De nombreux passages du livre de l’Abbé Lucien sur la liberté religieuse conservent toute leur force pour montrer la perversité de la liberté religieuse, même si l’on admet la distinction qu’il propose maintenant :
Selon la doctrine traditionnelle, la vérité religieuse, et concrètement la possession en commun de cette vérité ainsi que la pratique commune de la vraie religion sont un élément majeur du bien commun. Et c’est pourquoi, de soi, la propagande de l’erreur religieuse est contraire au bien commun : d’où l’impossibilité d’un droit naturel, d’un droit de la personne, à la liberté en matière religieuse. (page 283)
Grégoire XVI ne se contente pas de rejeter une liberté illimitée des opinions, sans autre précision. Il indique on ne peut plus explicitement comment déterminer la juste limite : ce qui est funeste, c’est la liberté de l’erreur ; il faut un frein, l’autorité avec son pouvoir coercitif, pour maintenir les hommes dans le chemin de la vérité. (page 38)
Puisqu’il s’agit du bien commun et de l’ordre législatif, les dispositions subjectives ne rentrent pas en ligne de compte. Si l’erreur religieuse est prêchée, la bonne foi du prédicateur ne diminuera pas les ravages dans les âmes et dans la société (au contraire peut-être). Le bien commun n’en sera pas moins lésé, et c’est pourtant lui que la loi doit promouvoir.
Conclusion
La distinction proposée par l’Abbé Lucien est d’une part absente des condamnations portées par l’Église, et d’autre part purement verbale. Elle est réelle de soi, bien sûr, mais elle ne saurait l’être ni dans les affirmations de Vatican II, ni par rapport à l’ordre juridique et législatif – car c’est bien de cela qu’il s’agit – qui ne peut être fondé sur un état de la conscience ou conditionné par lui, ni par rapport au bien commun que la loi doit promouvoir.
La contradiction entre Vatican II et la doctrine catholique reste donc entière.
Ayant répondu non aux deux questions requises par l’examen de la lettre de l’Abbé Lucien, nous refusons doublement de le suivre. Ce n’est pas sans une particulière tristesse de sa défection et, puisque dans l’épilogue que nous avons reproduit ci-dessus il exhortait à…
… prier le Seigneur pour le retour de ceux qui encore naguère ont mené le “bon combat de la foi” mais qui viennent de se relâcher, afin qu’ils “se repentent et reviennent à leurs premières œuvres…
… nous lui appliquerons la loi du talion en priant pour lui avec ferveur et persévérance.
Abbé Hervé Belmont
On trouvera confirmation de la réfutation de l’Abbé Lucien dans l’article d’un partisan résolu de la liberté religieuse, mais qui garde une certaine modération, le Père John Courtney Murray s.j. (Nouvelle revue théologique, 1966, n°1, pp. 41-67).
Page 47 : Dans la formule de la déclaration "juxta conscientiam" ou "contra conscientiam", le sens du terme conscience rejoint le sens de la formule initiale selon son jugement propre et librement. Le sens n’est donc pas technique, mais large ; il est suffisamment sanctionné par l’usage populaire.
Ibid. : La question de la vérité ou de l’erreur de la conscience n’a aucun rapport avec le problème juridico-social de la liberté religieuse. Cette liberté s’exerce dans la société civile. Or, il n’y a aucune autorité dans la société civile, pas même le pouvoir de l’État, qui soit en mesure de porter un jugement sur la vérité ou l’erreur de la conscience des hommes.
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« Apostasie immanente » — Cela semble faire référence à l’expression apostasie immanente employée par Jacques Maritain. Forgée en 1965, elle désigne ce qu’il considérait comme une forme nouvelle d’apostasie, dans laquelle la substance de la foi chrétienne est rejetée, tout en conservant délibérément le nom et les apparences du christianisme. Elle désigne une chute contradictoire : non pas une renonciation ouverte, mais un abandon intérieur de la foi divine et catholique, dissimulé sous les traits de la fidélité.
L’apostasie est habituellement définie comme un rejet total de la foi, tandis que l’hérésie consiste à nier certaines vérités tout en conservant le nom de chrétien. Si la notion formulée par Maritain peut sembler contradictoire, elle exprime néanmoins quelque chose de la réalité de notre temps : une apostasie déguisée en hérésie, elle-même déguisée en orthodoxie, qui conserve les formes extérieures tout en dissolvant le contenu qu’elles exprimaient autrefois.
Cf. Jean Madiran: http://agoramag.free.fr/102002JMadiran2.html